16

 

 

 

— J’ai tout entendu, dit Lucien Hono.

Il était entré sans prévenir dans le bureau de M. Gé. Il savait comment ouvrir les portes. Il savait comment tout fonctionnait dans les étages superposés du Té, depuis les greniers du building jusqu’aux caves de l’Arche. Il avait dirigé tous les travaux, utilisé le savoir d’une quantité d’ingénieurs et de chercheurs placés sous ses ordres par M. Gé, et trouvé lui-même la solution aux problèmes qui leur semblaient insolubles. Ses connaissances en mathématiques, physique, chimie, mécanique, étaient universelles. Il travaillait depuis vingt ans pour les diverses entreprises de M. Gé. Celui-ci avait mis à sa disposition tout l’argent qu’il avait voulu pour équiper ses laboratoires. En revanche, il lui demandait souvent l’impossible et souvent l’obtenait.

Lucien Hono aurait dû être aussi célèbre que Broglie ou Einstein, mais son esprit était plus pratique que spéculatif et lorsqu’il entrevoyait une possibilité nouvelle, il pensait à la traduire en machines plutôt qu’en mots. Le mépris violent dans lequel il tenait les hommes lui eût d’ailleurs enlevé toute envie de les mettre au courant de ses travaux.

C’était l’ensemble de ces qualités qui l’avait fait choisir par M. Gé pour diriger la construction du Té, y compris ses « bureaux et magasins » souterrains. Jamais Hono ne lui avait demandé, depuis qu’il était à son service, la moindre explication sur l’utilisation finale des travaux qu’il effectuait pour lui. M. Gé n’avait pas pensé qu’il aurait à lui en fournir en cette occasion. Il dit, calmement :

— Je vous croyais parti.

La tendre lumière du soir cherchait dans la pièce des coins d’ombre où s’endormir. Le haut dossier du fauteuil de M. Gé découpait un rectangle sombre sur le dôme du Sacré-Cœur teint en rose couchant. Sur ce rectangle, M. Gé était une silhouette à peine plus grise. Le dernier sourire des petits nuages se posait sur Hono debout en face de lui, humanisait un peu son teint verdâtre et allumait deux étincelles rouges dans ses yeux de houille.

Il avait l’air furieux. Il dit :

— Je ne suis pas parti, parce que je me doutais de quelque chose. J’ai voulu savoir, et je sais…

Il ajouta, criant presque :

— Vous êtes fou !

— Je ne crois pas, dit M. Gé. Asseyez-vous donc !

Hono prit place sur une chaise aux pieds écartelés. Les muscles de ses mâchoires se contractaient sous la peau de ses joues creuses. La peau crispée de son front rapprochait l’un de l’autre ses sourcils plats comme des virgules d’encre. Il n’avait pas un poil blanc parmi ses cheveux coupés très court, « à la chien », comme ceux d’un garçonnet. Et cette frange noire sur son front bas, ses yeux brillants, ses oreilles décollées comme celles d’un bébé qui a dormi sans serre-tête, lui donnaient un air très jeune. Il était à peine ridé, mais la peau de son visage paraissait par moments tannée comme celle d’un centenaire. Ainsi se trouvait-il parfois pareil à un enfant, parfois pareil à un vieillard. Il semblait se situer hors de la mesure ordinaire de l’âge.

Il ne put rester assis. Il se releva, frappa du poing sur le bureau, cria :

— De quoi vous mêlez-vous ? Vous ne pouvez pas les laisser crever ?

— Je vous savais misanthrope, mais pas à ce point, dit M. Gé.

— Moi ? je ne suis pas misanthrope ! dit Hono.

Le mot semblait l’avoir surpris. Il ravala sa colère, se mit à marcher à travers la pièce, essayant de tordre un coupe-papier de bronze ramassé sur le bureau. Mais il ne tordait que ses mains. Ses poignets lui faisaient mal d’énervement. Il était de petite taille, maigre, vêtu de noir. M. Gé, très calme, le regardait.

— Je ne suis pas misanthrope, dit Hono, mais quelqu’un l’est devenu et c’est justement celui qui a créé l’homme. Il est certain qu’il ne peut plus supporter sa créature et je le comprends… Alors, au moment où il s’arrange pour rendre à ce monde la pureté du chaos en se servant justement, pour détruire l’homme, de la propre connerie de ce dernier, voilà que vous voulez intervenir, vous ! vous mettre en travers, faire votre petit Noé, votre terre-neuve ! Vous avez envie de mériter la médaille de sauvetage ?

— Je vous en prie, dit M. Gé, asseyez-vous…

Hono haussa les épaules, posa le coupe-papier sur le bureau et reprit place sur la même chaise. Il tira de sa poche un étui à cigarettes, l’approcha de sa bouche, pressa un bouton et remit dans sa poche l’étui, qui lui laissait aux lèvres une cigarette allumée.

— Vous avez raison, dit M. Gé, de prétendre que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais je n’ai fait que ça toute ma vie. Ça ne me gêne pas. Laissez-moi vous dire… Je comprends la raison de votre irritation. Je vous assure que j’avais tout d’abord pensé à vous compter au nombre des passagers de l’Arche.

Hono bondit sur ses pieds.

— Moi ?… moi ?… dans l’Arche ?…

Il s’étranglait de rire.

— Moi, parmi vos étalons, vos reproducteurs ? Moi ? recommencer à gratter l’humus, tailler le bois, élever les petits lapins, traire la vache, prier pour qu’il pleuve ? Moi ? faire ce qu’ils appellent l’amour ? devenir père de petits vers rouges hurleurs et merdeux ? Moi ?… Moi ?

Il cria :

— Pour qui me prenez-vous ?

— Je vous prends pour un énervé, dit la voix grise de M. Gé. Je vous assure que vous parlerez tout aussi bien assis. D’ailleurs, calmez-vous, je vous avais écarté : vous êtes vraiment trop laid.

C’était là un mot qui n’avait aucun sens pour Hono.

Il avait jeté à la volée sa cigarette, il en reprit une autre et s’assit pour la troisième fois. Il s’essuya avec un mouchoir le front et la paume des mains.

— Je suis un des hommes les plus intelligents de ce monde… dit-il.

Il parlait sans vanité, il savait que c’était vrai.

— … et si je croyais qu’il faut sauver l’homme, je mettrais cette intelligence à l’abri. Elle serait plus précieuse que les biftecks bien taillés que vous avez emmagasinés dans votre garde-manger souterrain. Vous êtes un médiocre, vous n’avez pensé qu’à perpétuer la belle bidoche, les hommes n’ont jamais compté pour vous qu’en quantité. Tant de bouches à emplir, tant de poitrines à crever, tant de millions de quintaux de blé, tant de millions d’obus… Mais l’homme est foutu, en quantité comme en qualité. Son règne est fini. Dieu, qui a tenté cette expérience, s’aperçoit qu’elle ne vaut rien. Il a créé un être absurde, acharné à souffrir, à gémir, à saigner, à se tailler en pièces et qui, pour finir, va se faire péter au nez de son créateur. Qu’est-ce que vous venez faire là-dedans avec votre ridicule tentative ? Et comment avez-vous pu penser à moi une seconde pour prendre place sur votre radeau ? J’ai assez travaillé depuis vingt ans sous vos ordres, à préparer la tempête, pour avoir gagné le droit d’y plonger. Moi dans l’Arche ? Elle est bien bonne ! Si j’y entre, ce sera pour la faire sauter !…

M. Gé ne répondit pas tout de suite. Il joignit ses mains devant lui, et les bouts de ses doigts fins émergèrent de l’ombre du fauteuil, pâles, gris autant que roses, dans la lumière qui tournait à la cendre.

— Vous gagnez à être connu, dit-il finalement. Vous avez peut-être raison, après tout. Je n’ai pas mis une grande passion à cette entreprise. J’ai seulement fait ce que personne d’autre au monde, je crois, ne pouvait faire. Et c’est sans doute pour cela que j’y ai vu une sorte d’obligation. Mais au fond, je ne serais pas plus désolé d’échouer qu’heureux de réussir. Si vous désirez vraiment faire sauter l’Arche, faites-le. Je n’ai ni les moyens ni l’envie de vous en empêcher…

Il se tut un instant. La pièce était maintenant presque sombre. Les coupoles du Sacré-Cœur se découpaient en ombres chinoises sur le ciel transparent. M. Gé reprit :

— Cependant, réfléchissez. Mon rôle à moi a été passif. Je me suis borné à construire un abri et à inviter l’homme à y prendre place. C’est à lui de continuer. La chance qui lui fut donnée, le Sixième Jour, est toujours entre ses mains. Il en fera ce qu’il voudra… Si vous entrez avec lui dans l’abri pour le tuer, vous empêchez tout développement ultérieur de l’aventure. Vous intervenez d’une façon terriblement active. Vous vous permettez, en quelque sorte, d’interpréter la pensée de Dieu et d’agir à sa place. C’est une responsabilité…

Le bout rouge de la cigarette d’Hono décrivit une arabesque et alla s’écraser contre la vitre. La voix du savant gronda :

— Si Dieu est en moi, je pense que le Diable, alors, est en vous !…

Une énorme lueur envahit le ciel. Comme si un soleil démesuré s’était levé au fond de l’espace, derrière des horizons accumulés qui laissaient passer sa violence et cachaient son image. Ce fut d’abord blanc, puis rouge et, lentement, noir. Il n’y eut aucun bruit.

— Le Diable est partout, dit M. Gé.

Le diable l’emporte
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